GASTON BERTRAND (1910-1994)

Invention, 1953, huile sur toile 146x97 cm (détail)
« Rien n'empêche un artiste de faire œuvre grande axée sur le réel : mais dans ce réel, il sera obligé de faire un choix. Ce choix, nécessaire pour durer dans le temps, devra être bâti sur l'abstraction, une abstraction invisible pour le profane, mais qui aura le don de conférer à l'oeuvre son rythme, sa noblesse, en un mot son éternité. Et je rejoins ainsi la raison et l'esprit de calcul, vertus vivifiantes toujours présentes dans toute œuvre de qualité.»
Gaston Bertrand
Né en septembre 1910 à Wonck-op-Geer dans le Limbourg (depuis 1962 dans la province de Liège), le jeune Bertrand s'installa avec sa mère et son frère à Schaerbeek, rue Jolly, en 1924-1925, consécutivement à la mort du père survenue en 1921.
Après un passage pour des formations artistiques par les Académies de Molenbeek-Saint-Jean en 1927, celle, royale, des Beaux-Arts du centre-ville bruxellois de 1933 à 1935, puis à Saint-Josse-ten-Noode dès 1936, Bertrand, qui avait été réformé du service militaire pour cause de grave pleurésie et ensuite exclu de l’armée, se consacra entièrement à son métier de peintre.
Exposant depuis 1936, remarqué par Robert Delevoy dès le début des années 40, où il exposait déjà aux Salons Apport, Bertrand allait devenir l’une des figures majeures de la Jeune Peinture Belge (1945-1948) aux côtés d’Anne Bonnet, Louis Van Lint, Marc Mendelson et Mig Quinet, pour ne citer que quelques-unes des personnalités marquantes du renouveau artistique qui soufflait sur la Belgique dans l'immédiat d'après-guerre. L'animisme des débuts picturaux de Bertrand, teinté d’un expressionnisme de son cru, prenait fin, l'abstraction le convaincant alors résolument. Travaillant à huis-clos, c'est-à-dire sans contact avec l'extérieur, ni avec l'étranger - était-ce un bien?, se demandera plus tard Bertrand - uniquement centré sur "le profond de soi-même", Bertrand prit très tôt conscience que sa sincérité plastique ne pouvait être une erreur parce que, pensait-t-il, "la peinture est une description de soi-même".
Hermétique à l'effet de mode, Bertrand sut très tôt qu'il était seul à décider de son art. C'est donc en accord avec ce constat que, durant 60 ans, le peintre bâtit sa carrière. La voie de la franche abstraction géométrique qu’il emprunta un temps dans les années 1950 ne fit cependant jamais oublier à Bertrand que la nature observée certifie toujours au peintre la justesse du point de départ de l'œuvre : Bertrand regarde, scrute, décante ce qui l'entoure, conserve la structure linéaire qui lui convient, et construit alors l'huile, l'aquarelle, le dessin ou la gravure selon une esthétique abstraite empreinte de réalité. C'est à cette méthode de travail scrupuleuse, conforme à l’esthétisme personnel recherché, d’une réalisation patiente et lente des sujets examinés sous l'œil analytique de l'artiste, que les paysages et les architectures laisseront régulièrement la place aux portraits de commandes, autoportraits et figures, sans anachronisme stylistique, ces différents thèmes traités en importance égale tout au long de son parcours pictural. Si le point de départ est la réalité observée, l'organisation du tableau et la construction de ses lignes de force ont été rendues possibles grâce à l'évidence abstraite qui s'est bien vite imposée à Bertrand. "J'ai choisi l'abstrait. J'ai pensé que cette forme d'art était adaptée à mon désir de simplification et à mon désir de géométrisation. Je n'ai jamais été partisan de cette querelle pour un peintre abstrait de faire de la figure [...et qui aurait constitué] une espèce de catastrophe, ou alors on aurait pu croire qu'on jouait sur deux tableaux. Je n'ai jamais abandonné le visage, je n'ai jamais abandonné l'intérêt que d'instinct j'avais pour une figure." (1)

Formes ascendantes, 1953,
huile sur toile 146x97 cm (détail)
Seul décideur de sa remarquable carrière, exposant partout dans le monde, collectionné par les grands établissements muséaux belges et internationaux et par les amateurs privés, défendu par les principaux critiques d’art du pays et étrangers, Bertrand, où qu'il aille en Belgique, en France, aux Pays-Bas, en Italie, en Espagne, en Suisse, lors de ses voyages, remplira ses catalogues peint, dessiné et gravé d'une multitude d'impressions plastiques, savamment orchestrées autour des questions de formes et de couleurs qui ne cesseront jamais d’occuper les préoccupations de l'artiste. Bien plus que le simple souvenir peint d'une émotion ressentie, c'est littéralement la transcription d’une fine captation du réel que Bertrand offre comme écho culturel à l’art belge du 20ème siècle, qui dépassa par ailleurs largement ses frontières. On comprend pourquoi la liste de ses participations aux expositions est si longue, courtisé par les galeries et les musées du monde entier, pourquoi il fut admiré par les grands collectionneurs belges et étrangers, qui lui commandèrent même parfois leur portrait (comme ceux des époux Goldschmidt en 1951 et 1954), et pourquoi il fut approché pour des réalisations d’envergure : ses représentations belges aux Biennales de São Paulo en 1951, 1953 et 1977 et à celle de Venise en 1966 ; la peinture de deux fresques dans l’Eglise Sainte-Julienne à Salzinnes-Namur en 1958 ; celle d’un panneau décoratif de près de 6 mètres de long pour l’IRPA en 1962 ; la commande d’un lot exclusif de 170 gravures par la Banque de Bruxelles en 1966 ; les demandes pour des courts-métrages (ceux de Jean Antoine en 1960 et de Chris Vermorcken en 1984) et de reportages photographiques ; membre de l’Académie royale de Belgique en 1969 ; nommé Chevalier de l’Ordre de la Couronne en 1960 et Grand Officier de celle-ci en 1972, puis décoré Chevalier de l’Ordre de Léopold en 1972 et Grand Officier de ce même Ordre en 1979 ; la publication d’une importante monographie par Francine-Claire Legrand en 1972, en plus d’autres de formats plus réduits ; l’édition d’un timbre par la poste belge en 1993, etc. On imagine donc sans peine aussi pourquoi en 1956, Jean Guiraud, nouvellement appelé à la tête de l'Ecole supérieure Saint-Luc de Bruxelles qu'il souhaitait réformer pour lui donner la grandeur qu’on lui connaît encore aujourd’hui, s'adressa naturellement à Bertrand, l’une des personnalités artistiques essentielles de l’art belge, pour diriger l’atelier de peinture ouvert cette année-là en même temps que d’autres disciplines (dessin, graphisme, publicité, …). Mais à l'exception de ce professorat qu’il assura durant neuf années d’études, Bertrand ne se consacra exclusivement qu'à la peinture.
L’œuvre de Bertrand, qui toujours décanta le réel selon une épure mentale personnelle, architecturale dans sa construction à l’accentuation linéaire des droites et des courbes, omettant les fioritures à moins que celles-ci soient indispensables au discours esthétique recherché, cette oeuvre donc n’opposa jamais la réalité apparente qui interpella si souvent l’artiste au monde plastique inventé par lui. La symbiose entre ces deux univers s’opéra suivant un processus déductif (2) où subsiste une ressemblance, cette référence au réel qui jamais ne s’évanouit totalement. Telle est la réponse picturale offerte par Gaston Bertrand, incontestablement l’un des maîtres belges de l’art moderne. Ni furtive ni futile, son oeuvre réfléchie et élégante, parfois incisive et ascétique par l’affirmation de l’angularité des paysages et architectures comme des figures, s’est inscrite dans la longévité propre à l’authenticité intérieure de l’artiste.
(1) Extrait de l'interview accordée par Gaston Bertrand à Christian Bussy pour l'émission Art-Hebdo, RTB, 2 novembre 1977.
(2) Serge Goyens de Heusch, Art belge au XXème siècle, Ed. Racine, 2006.

1973, dessin à la plume

1952, aquarelle, 27x18cm

1972, aquarelle, 32,5x26cm

1973, dessin à la plume
